Mener ces grandes réformes n’est guère une sinécure. Cela requiert un nouveau pacte social qui implique une étroite coordination de la sphère publique quant aux priorités économiques.
Dès le début d’avril, le gouvernement Mechichi était, à vrai dire, au four et au moulin, en quête d’un consensus multipartite autour de son projet de réforme de l’économie nationale. Pour ce faire, son chef, accompagné particulièrement des ministres des Finances et des Affaires étrangères, s’est lancé dans des négociations marathons avec ses partenaires sociaux, dont l’Ugtt, l’Utica et l’Utap, dans le but d’augmenter ses chances d’avoir l’aval des bailleurs de fonds, lesquels se disent toujours disposés à soutenir la Tunisie dans sa transition démocratique. Un mois durant, l’on s’attendait à ce qu’un véritable appui financier soit bel et bien trouvé, à même de donner aux Tunisiens des signaux fort positifs d’un nouvel engagement de bon augure. Un engagement qui soit, cette fois-ci, sérieux et beaucoup plus réaliste qu’avant, dans le sens de parer au plus urgent.
Faudrait-il adopter un modèle de développement plus équitable, solidaire et démocratique ? Aussi, va-t-on changer nos paradigmes de conception et d’exécution et faire en sorte qu’un tel projet de réforme reflète la réalité et réponde aux besoins pressants en emplois et investissements censés créer une dynamique dans les régions. Et là, la délégation tunisienne actuellement en visite à Washington aurait dû convaincre le FMI et la Banque mondiale auprès de qui elle devrait faire du lobbying pour avoir, en guise de prêt, 4 milliards de dollars dédiés au financement d’un programme de réforme qui tarde à venir. Tout dépendra de la manière de négocier ses choix, en préservant l’autonomie de décision. Bref, savoir ménager la chèvre et le chou.
Un feu vert, mais…
Rappelons, ici, que ces bailleurs de fonds tant sollicités ont déjà donné suite à cette demande. D’ailleurs, ils ont donné leur feu vert, mais à condition que notre prochaine politique de restructuration s’aligne sur leurs instructions. Contrairement aux gouvernements précédents, celui de Mechichi se trouvera dans l’embarras du choix, étant contraint de sortir l’économie de la récession, aggravée par une crise sanitaire sans précédent. Et par conséquent, il serait condamné à tenir ses engagements et remporter le pari du changement. Selon le ministre des Finances et de l’Appui à l’investissement, Ali Kooli, le gouvernement entend engager des négociations basées sur des programmes prédéfinis et des « points clairs » et non sur une enveloppe financière à accorder au pays, comme c’était le cas auparavant. Cela s’avère plus rassurant, mais pas encore garanti.
Ces axes prioritaires
Ce changement relève d’une réforme multidimensionnelle aussi profonde visant essentiellement à alléger le fardeau de l’Etat et redistribuer équitablement les fruits de la croissance. Tout d’abord, financement de l’économie. Comment l’alimenter pour la rendre beaucoup plus productive et compétitive ? La réanimer de sorte qu’elle puisse se relever et redevenir génératrice d’emplois et de développement. Puis, la fiscalité, un système toujours mal en point. Tout contribuable est un potentiel délinquant fiscal, dit-on. Evasion du fisc et blanchiment d’argent vont ainsi de pair. Et là, bonjour le surendettement embêtant. Cela entraîne, toutes proportions gardées, une taxation encore affligeante.
D’où, réajuster l’assiette des impôts, dans la mesure où cela favoriserait une marge bénéficiaire pouvant renflouer les caisses de l’Etat, à même d’aider à rembourser ses dettes publiques. Dans tous les cas de figure, l’administration de la fiscalité est condamnée à évoluer. Cela ne saura se faire qu’à travers la simplification des procédures, la numérisation de la grande majorité des services, l’amélioration du pouvoir d’achat du citoyen et la bonne gouvernance des dépenses de l’Etat. Autre axe, la restructuration des entreprises publiques demeure l’objet de toutes les controverses. Et depuis quelque temps, ce sujet continue de faire débat, allant jusqu’à créer un véritable bras de fer gouvernement- Ugtt. Pourquoi les réformer ? «Parce que ces entreprises nous coûte, chaque année, plus de 6.500 milliards en termes de pertes cumulées..», déclarait, un jour, le chargé du suivi des grandes réformes à la présidence du gouvernement Chahed. Mais, réformer n’est forcément pas privatiser, comme certains le pensent. Pour l’Ugtt, la cession des entreprises publiques stratégiques est une ligne rouge à ne pas franchir.
Vient, ensuite, la réforme de la fonction publique qui demeure aussi un choix irréversible, vu la masse salariale insupportable. Soit 40% du budget sont alloués aux salaires. D’où, il serait bon d’arrêter l’hémorragie des recrutements anarchiques pour mieux redresser la situation. A cela s’ajoute la révision du régime de compensation des carburants et des produits alimentaires de base, qu’il faut exploiter à bon escient. Autant dire qu’il ne s’agit, toutefois pas de le supprimer radicalement, mais de procéder, plutôt, à son réajustement. Donc, il y a lieu de le réorienter vers ceux qui en ont vraiment besoin. On a, ici, tendance à réinstaurer une nouvelle approche de l’économie planifiée. Par voie d’études comparées, en Inde, en Jordanie et au Singapour, l’on se rend à l’évidence qu’on doit cibler les plus nécessiteux. Le reste devrait, alors, payer le plein prix, hors subventions.
Une démarche qui s’adapte avec les exigences du FMI, soit l’application de la réalité des prix des différents produits subventionnés, basée sur un ciblage des catégories démunies. Somme toute, la compensation constitue un vrai casse-tête pour l’Etat tunisien.
La société civile dénonce !
Mener ces grandes réformes n’est guère une sinécure. Cela requiert un nouveau pacte social qui implique une étroite coordination de la sphère publique quant aux priorités économiques. Mais cela ne semble pas évident, d’autant plus que ce projet de réforme n’a cessé de susciter de remous sociaux. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftds), dénonce, dans un récent communiqué, un tel recours au FMI, sous prétexte d’améliorer les équilibres financiers et booster le développement. Selon lui, sortir de la crise économique ne peut, en aucun cas, passer par des solutions étrangères qui conduiraient le pays au surendettement et hypothéqueraient sa décision nationale, en se soumettant aux injonctions du FMI et des autres instances financières internationales. Dans ce contexte, le Ftdes insiste sur la nécessité de compter sur soi et d’adopter, de son propre chef, des solutions conformes à l’état des lieux internes, en osant prendre des mesures exceptionnelles susceptible de désamorcer la crise. Il a toujours défendu un modèle de développement alternatif, en mesure de relever tous les défis structurels auxquels fait face notre économie.
De même, l’organisation
I Watch a appelé le gouvernement à rendre public le programme de financement des réformes économiques qu’il entend négocier avec le FMI, dénonçant «le mutisme» des autorités autour de ce programme. D’autant que ces négociations, prévient-elle, seront «décisives» puisque toutes les décisions qui en découleront, notamment les politiques d’endettement, pèseront sur les générations futures. Et là, la transparence est requise. I Watch n’a pas manqué d’émettre des réserves à l’égard de ce programme et son impact sur la justice sociale et la souveraineté du pays. Tout en exprimant son étonnement face à l’exclusion des organisations de la société civile des rencontres de Beit El Hikma destinées à discuter du plan de réforme économique.
Et partant, le gouvernement Mechichi, qui se révèle capable de convaincre le FMI, réussira-t-il à reconquérir la confiance de la société civile et la dissuader de sa position catégorique sur le projet en question ? Par ailleurs, l’on se demande si un tel climat de tension et de conflits d’intérêts politico-partisans prévalant dans le pays ne compromettra pas, comme à chaque fois, la mise à exécution de ce plan de réforme économique.